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Visite de François Hollande : Discours du Président de l'Assemblée de Corse


" Nous n’entendons pas être « pardonnés d’avoir fait ce que nous avons fait de mieux », à savoir refuser l’injustice"



Monsieur le Président de la République,
Monsieur le Président du Conseil exécutif,
Chers collègues,
Mesdames et Messieurs les élus et responsables politiques, socioéconomiques, administratifs,
Mesdames et Messieurs,
 
Il y a quelques mois nous recevions dans cet hémicycle le Premier ministre de la France, en présence d’une partie de son gouvernement, et nous cherchions pour notre part à tracer des perspectives de paix et de construction en commun, afin de solder quarante années de conflit.
Quarante années de conflit que la formation à laquelle j’appartiens, Corsica Libera, est la seule à assumer pleinement. Il est toujours bon de préciser dès l’abord la place que l’on occupe dans le paysage politique, ainsi que la nature de son parcours et de ses solidarités. En ce qui me concerne, c’est aussi au nom de ce parcours et de ces solidarités que je m’adresse à vous. Parcours et solidarités que je ne saurais renier, même si je suis désormais et depuis plus d’un an le Président de l’Assemblée de l’ensemble des Corses.
La lutte menée ici pour notre dignité a certes connu une certaine intensité, mais c’est précisément ce qui nous a permis de sauver l’essentiel, un patrimoine naturel, une langue, une culture, un peuple. Nous l’avons dit et nous le répétons : il n’y aura aucune abjuration de notre part. Pour paraphraser Malraux dans L’espoir, je vous dirai que nous n’entendons pas être « pardonnés d’avoir fait ce que nous avons fait de mieux », à savoir refuser l’injustice.
Au reste, c’est en pleine connaissance de cause que les Corses nous ont confié, avec nos partenaires de Femu a Corsica, les responsabilités publiques du pays, approuvant ainsi une lutte qui, comme toute œuvre humaine ne saurait être exempte d’erreurs, mais qui aura permis de préserver un petit peuple face à des forces disproportionnées qui tendaient à le faire disparaître.
 
L’héritage de Michel Rocard
Monsieur le Président de la République, dans quelques heures, en vous rendant à Monticellu, vous mettrez vos pas dans ceux de Michel Rocard. De ce dernier, l’héritage est souvent revendiqué dans votre famille politique, et parfois au-delà. Mais s’agissant de Michel Rocard, on ne peut reprendre les mots du poète René Char, « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». Car le testament politique de Michel Rocard existe, et il est très clair. Sur tous les sujets importants Michel Rocard a parlé, écrit, agi.

Dans sa Lettre aux générations futures publiée en 2015 et constituant l’un de ses derniers codicilles, il pourfend la théorie du monétarisme dans sa course effrénée au profit et n’hésite pas à qualifier Milton Friedmann de « criminel contre l’humanité », expression revenue récemment au premier rang de l’actualité. À ce propos, dans le même ouvrage, Michel Rocard rappelle l’ancienneté et la permanence de son engagement anticolonialiste. Mais écoutons ce qu’il nous dit de la Corse, dans son fameux discours de 1988 devant l’Assemblée Nationale :
« Il suffit de savoir qu’une oppression particulière a gravement affaibli l’économie corse. Lorsque l’Histoire a un tel visage, il faut soit beaucoup d’inconscience, soit beaucoup d’indécence pour dire seulement aux Corses : ‘’Assez erré maintenant. Soyez calmes et respectez les lois de la République. Vous bénéficierez alors pleinement de leur générosité’’».

Ce que nous demandons, Monsieur le Président de la République, c’est que ces paroles prononcées au nom de la France devant sa représentation nationale par un Premier ministre en exercice ne demeurent pas lettre morte, mais que toutes les conséquences en soient tirées. Michel Rocard avait voulu que le peuple corse soit reconnu, le Parlement français l’avait suivi – vous aviez vous-même, Monsieur le Président de la République, voté cette reconnaissance en tant que député – et c’est le Conseil constitutionnel, organe dépourvu de légitimité démocratique qui en a décidé autrement. Michel Rocard, artisan de la paix en Nouvelle-Calédonie, voulait également un processus de règlement de la question corse et s’était explicitement engagé en ce sens.

Ce que nous demandons, Monsieur le Président de la République, c’est que les engagements souscrits par Michel Rocard au nom de la France soient respectés.

Quittons un instant Michel Rocard pour évoquer d’autres engagements pris au nom de la France par un autre gouvernement.
Il y a quinze ans, quatre ministres conduits par Monsieur Raffarin, alors chef du gouvernement, se trouvaient à la préfecture d’Ajaccio devant la presse et l’ensemble des élus insulaires et promettaient solennellement le transfèrement dans l’île de tous les condamnés politiques corses. Quinze ans plus tard, le constat s’impose à l’évidence : cette promesse a été reniée.

Ce que nous demandons, Monsieur le Président de la République, c’est, une fois encore, que les engagements pris au nom de la France soient honorés.

La situation actuelle
Partout où nous tournons notre regard, le chaos menace : le sud de la Méditerranée est secoué de convulsions politiques préoccupantes là où la guerre ne s’est pas encore imposée. Notre voisine immédiate, l’Italie, pays de vieille civilisation, est sortie du berlusconisme pour se laisser tenter par le populisme du mouvement Cinque stelle. L’Espagne ne parvient pas vraiment à sortir de la crise politique, tandis que nos amis Catalans tentent non sans difficulté de construire leur souveraineté. Quant à la France, elle semble occupée à une singulière campagne présidentielle. Je n’insisterai pas davantage, Monsieur le Président de la République, de crainte de manquer aux lois de l’hospitalité.

Et je n’ai pas évoqué la crise européenne, le Brexit, ou la situation américaine, notre environnement immédiat nous causant suffisamment de sujets de préoccupation.

Dans un tel contexte, la Corse – cela pourrait sembler paradoxal à certains observateurs –, la Corse disais-je, depuis un an, apparaît presque comme… un îlot de stabilité.

La situation corse
Il y a bientôt trois ans, le Front de Libération Nationale de la Corse annonçait sa sortie de la clandestinité. Depuis lors, aucun événement n’est venu contredire cette déclaration.

Quelque temps plus tard, l’accession des nationalistes aux responsabilités politiques est venue consolider cet apaisement. En effet, dès notre prise de fonction, nous avons entrepris de façon sereine mais déterminée de créer les conditions d’une ère de paix et de construction pour la Corse.

À travers, en premier lieu, une nouvelle façon de concevoir la politique : réduction du train de vie des élus et des institutions, installation d’un Comité d’évaluation des politiques publiques, notamment.

À travers, en deuxième lieu, une réduction des fractures qui, dans tous les pays, excluent aujourd’hui de nombreux citoyens et déforment la démocratie. Lutte contre la fracture territoriale urbain-rural, par une nouvelle politique d’aménagement du territoire concrétisée par l’installation d’un Comité de massif inactif depuis 1985. Lutte contre la fracture entre classes d’âges par la création d’une Assemblée corse des jeunes, d’une part, par des mesures fortes en faveur des retraités, d’autre part.

À travers, en troisième lieu, une action en matière économique et sociale : règlement du problème des transports maritimes qui a gravement pénalisé la Corse durant des décennies, rédaction d’une Charte en faveur de l’emploi local, mesure que vous avez-vous-même, Monsieur le Président de la République, validée sous d’autres cieux ; enfin élaboration d’un Statut fiscal et social, démarche apparaissant comme la première priorité des Corses, si l’on en croit un sondage publié il y a quelques heures.

Par delà la création de la nouvelle Collectivité de Corse au premier janvier 2018 et la loi sur la fiscalité du patrimoine, avancées que nous avons négociées ces derniers mois avec le gouvernement, demeurent posées d’importantes questions pour lesquelles nous n’avons pas tous les moyens d’agir et que nous ne pouvons traiter sans le concours de Paris. C’est sur ces points que nous vous interrogeons Monsieur le Président de la République, car notre Assemblée en a délibéré, souvent à des majorités écrasantes, et nous attendons à cet égard le respect du fait démocratique :
  • Coofficialité de la langue corse, seul moyen de sauver cette part de nous-même ;
  • Statut de résident, pour préserver notre peuple de la dépossession immobilière ;
  • Statut fiscal et social dérogatoire, pour répondre aux contraintes que connaît la Corse, conformément, du reste, aux textes européens qui engagent la France ;
  • Politique adaptée en matière éducative et de santé, pour stopper les fermetures de classes, réduire les inégalités et mettre fin aux déserts médicaux, comme dans la région du Fiumorbu ;
  • Révision de la Constitution pour pouvoir traiter convenablement les questions que nous venons d’évoquer ;
  • Règlement de la question des prisonniers politiques et des recherchés, démarche qui ne pourra se traduire en définitive que par la loi d’amnistie réclamée par l’ensemble des institutions corses. Mais dès à présent il convient de répondre au sentiment d’injustice qui prévaut au sein de la jeunesse corse suite à des exactions policières qui ont paradoxalement conduit à poursuivre, exclusivement, ceux qui en ont été victimes.
Monsieur le Président de la République, à ce stade de votre mandat, d’aucuns estiment que le temps de l’action est passé. Tel n’est pas notre point de vue car vous demeurez le maître d’une parole prononcée au nom de la France, donc engageant vos successeurs, si ce n’est juridiquement, du moins moralement et politiquement. Comme le rappelle Hannah Arendt « Les mots justes, trouvés au bon moment sont de l’action ».

Monsieur le Président, il est encore temps d’agir. Agir en accompagnant dans quelques instants, par une parole juste, l’effort des institutions corses dans la construction de relations enfin apaisées entre notre peuple et Paris.

Je vous remercie.   

Rédigé le Jeudi 2 Mars 2017 modifié le Lundi 19 Mars 2018

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